1. Introduction aux probabilités quantiques

    2015-12-19
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    (latest update : 2016-03-12 21:20:48)

    Cet article vise à introduire la théorie des probabilités quantiques. Il est rédigé dans l’optique d’être lisible pour un lecteur ayant des connaissances de base sur les espaces de Hilbert. À vrai dire, j’apprends cette théorie en ce moment, et en quelque sorte ce sont mes notes personnelles sur le sujet. Pour cette raison, il est susceptible d’être modifié à tout moment.

    Exemple non formel : qubit à la Schrödinger

    L’amusette du chat de Schrödinger est bien connue. Elle est souvent présentée en disant que le chat, avant que l’on ouvre la boîte où il est enfermé, est dans l’état quantique \[ {{\left|{\psi}\right\rangle}}= \frac{1}{\sqrt{2}} {{\left|{0}\right\rangle}}+ \frac{1}{\sqrt{2}} {{\left|{1}\right\rangle}}, \]\({{\left|{0}\right\rangle}}\) est assimilé à l’état de mort et \({{\left|{1}\right\rangle}}\) est assimilé à l’état de vie.

    Cet état quantique à deux niveaux est appelé un qubit. Je renvoie le lecteur à mon article sur la sphère de Bloch pour la définition mathématique du qubit.

    On dit ensuite que lorsqu’on ouvre la boîte dans laquelle le chat est enfermé, il est soit dans l’état \({{\left|{0}\right\rangle}}\) soit dans l’état \({{\left|{1}\right\rangle}}\) avec probabilités \(1/2\) et \(1/2\). Ceci est dû au principe de Born, dont un énoncé formel est donné dans la section suivante.

    Quantités observables (variables aléatoires)

    Il y a un sous-entendu de taille dans l’exemple du qubit à la Schrödinger : il n’est pas vrai en général qu’un qubit saute soit en \({{\left|{0}\right\rangle}}\) soit en \({{\left|{1}\right\rangle}}\). Cela dépend de quelle quantité on observe. Une quantité, appelée un observable, est représentée par une matrice auto-adjointe \(A\) en probabilités quantiques. J’envoie le lecteur au livre d’Isham pour une discussion sur la notion de quantité en physique.

    Par le théorème de décomposition spectrale (rappelé ci-dessous), une telle matrice se décompose en une combinaison linéaire de projecteurs sur des sous-espaces orthogonaux et complémentaires. Quand l’état quantique “saute” lors de la mesure de \(A\), il est projeté et renormalisé sur un de sous-espaces. Dans le cas du qubit à la Schrödinger, l’observable qui est sous-entendu “décompose” l’espace des qubits en les deux sous-espaces orthogonaux engendrés par \({{\left|{0}\right\rangle}}\) et \({{\left|{1}\right\rangle}}\).

    Ci-dessous, nous formulons le principe général pour les états quantiques dans \(\mathbb{C}^n\), \(n \geq 2\), c’est-à-dire, à l’instar du cas \(n=2\), un vecteur normalisé dans \(\mathbb{C}^n\). Ce principe, dit principe de Born, ou postulat fondamental des probabilités quantiques, repose sur la décomposition spectrale des matrices auto-adjointes.

    Décomposition spectrale des matrices auto-adjointes
    Pour toute matrice auto-adjointe \(A\), il existe une décomposition de \(\mathbb{C}^n\) en sous-espaces orthogonaux \(V_1\), \(\ldots\), \(V_r\) telle que \[ A = \alpha_1 P_1 + \cdots + \alpha_r P_r,\]\(P_k=P_{V_k}\) désigne le projecteur orthogonal sur \(V_k\) et les \(\alpha_k\) sont des nombres distincts et réels.
    Postulat fondamental des probabilités quantiques

    Soit \({{\left|{\psi}\right\rangle}}\) un état quantique dans \(\mathbb{C}^n\) et \(A\) un observable, de décomposition spectrale donnée dans l’encadré précédent. Alors, lorsqu’une mesure de \(A\) est effectuée quand \({{\left|{\psi}\right\rangle}}\) est l’état du système, la Nature

    • choisit un nombre au hasard dans \(\{1, \ldots r\}\), en choisissant \(k\) avec probabilité \({\Vert P_k {{\left|{\psi}\right\rangle}}\Vert}^2\),

    • révèle \(\alpha_k\) comme étant la valeur mesurée de \(A\),

    • fait sauter le système en \(P_k{{\left|{\psi}\right\rangle}}/{\Vert P_k {{\left|{\psi}\right\rangle}}\Vert}\).

    L’observable qui n’est pas spécifié dans l’exemple du qubit à la Schrödinger est \[ M = \begin{pmatrix} 0 & 0 \\ 0 & 1 \end{pmatrix} = 0 \begin{pmatrix} 1 & 0 \\ 0 & 0 \end{pmatrix} + 1 \begin{pmatrix} 0 & 0 \\ 0 & 1 \end{pmatrix} = 0 P_{[{{\left|{0}\right\rangle}}]} + 1 P_{[{{\left|{1}\right\rangle}}]} \] dont les deux vecteurs propres, \({{\left|{0}\right\rangle}}\) et \({{\left|{1}\right\rangle}}\), ont pour valeur propre \(0\) et \(1\) respectivement.

    Si tel est l’observable, le principe de Born dit alors que la Nature révèle \(0\) et saute en \({{\left|{0}\right\rangle}}\) ou bien révèle \(1\) et saute en \({{\left|{1}\right\rangle}}\). Cela ne correspond pas à une réalité physique et peut paraître mystérieux.

    On peut calculer la valeur moyenne (l’espérance) du résultat révélé par la Nature, qui se trouve être après un calcul facile \[ E_{{\left|{\psi}\right\rangle}}(A) = \langle \psi, A\psi \rangle = {\mathrm{Tr}}(\psi\psi^\dagger A) \qquad (\star) \] Dans la section suivante nous verrons que si on part de cette égalité comme principe, alors on peut retrouver la loi de probabilité associée à \({{\left|{\psi}\right\rangle}}\) telle qu’elle est donnée par le principe de Born.

    Loi de probabilité quantique

    L’expression de l’espérance du résultat de la mesure de \(A\) lorsque le système est dans l’état \({{\left|{\psi}\right\rangle}}\) : \[ E_{{\left|{\psi}\right\rangle}}(A) = \langle \psi, A\psi \rangle \qquad (\star), \] montre clairement qu’elle est linéaire en \(A\), à l’instar d’une espérance en probabilités classiques.

    Si on applique cette formule au projecteur \(P_k=P_{V_k}\) (avec les notations de l’encadré sur le principe de Born), qui est un opérateur auto-adjoint, on trouve (du fait que \(P=P^2\) lorsque \(P\) est un projecteur) \[ E_{{\left|{\psi}\right\rangle}}(P_k) = {\Vert P_k {{\left|{\psi}\right\rangle}}\Vert}^2, \] la probabilité que “\(A\) se réalise en \(\alpha_k\)” dans le principe de Born.

    Cela suggère de considérer que le sous-espace \(V_k\) est un événement qui se confond avec l’événément “\(A\) se réalise en \(\alpha_k\)”, et que le projecteur sur un sous-espace est l’analogue de l’indicatrice d’un événement : \[ {\Pr}_{{\left|{\psi}\right\rangle}}(\text{$A$ se réalise en $\alpha_k$}) = {\Pr}_{{\left|{\psi}\right\rangle}}(V_k) = E_{{\left|{\psi}\right\rangle}}(P_k). \]

    Oublions maintenant le principe de Born et montrons comment on peut le retrouver, concernant ses deux premiers points, lorsqu’on part de \((\star)\) comme principe. Si l’on considère \(E_{{\left|{\psi}\right\rangle}}(A)\) comme l’analogue de l’espérance de la variable aléatoire \(A\) (lorsque le système est dans l’état quantique \({{\left|{\psi}\right\rangle}}\)), alors suivant cette analogie on définit la transformée de Fourier de \(A\) comme la fonction de la variable \(t \in \mathbb{R}\) \[ E_{{\left|{\psi}\right\rangle}}(e^{-itA}) = \langle \psi, e^{-itA}\psi \rangle \quad \] L’opérateur \(e^{-itA}\) est toujours bien défini lorsque \(A\) est auto-adjoint et il est lui-même auto-adjoint. On peut alors vérifier que (voir Meyer, 1995) \[ \langle \psi, e^{-itA}\psi \rangle = \sum_k e^{-it\alpha_k} {\Vert P_k {{\left|{\psi}\right\rangle}}\Vert}^2 \] et ceci est exactement la transformée de Fourier de la loi donnée dans le principe de Born, celle qui assigne la probabilité \({\Vert P_k {{\left|{\psi}\right\rangle}}\Vert}^2\) à \(\alpha_k\).

    Variables aléatoires non-commutatives

    Si on effectue deux mesures successives, la probabilité du résultat obtenu dépend généralement de l’ordre dans lequel les mesures sont effectuées, du fait que le système change d’état après une mesure.

    En effet, considérons deux observables \(A\) et \(B\) et leur décomposition spectrale : \[ \begin{align*} A & = \alpha_1P_1 + \cdots + \alpha_rP_r, \\ B & = \beta_1 Q_1 + \cdots + \beta_s Q_s. \end{align*} \] Soit \(\psi\) l’état du système. La mesure de \(A\) révèle \(\alpha_k\) avec probabilité \({\Vert P_k\psi\Vert}^2\), et dans ce cas l’état de système saute en \(P_k\psi/{\Vert P_k\psi\Vert}\). Si on effectue ensuite la mesure de \(B\) il faut appliquer le principe de Born à l’état courant du système. On obtient : \[ {\Pr}_\psi(\text{$A$ révèle $\alpha_k$ puis $B$ révèle $\beta_l$}) ={\Vert P_k\psi\Vert}^2\frac{{\Vert Q_lP_k \psi\Vert}^2}{{\Vert P_k\psi\Vert}^2} = {\Vert Q_lP_k \psi\Vert}^2. \] De même, lorsqu’on mesure d’abord \(B\), on obtient : \[ {\Pr}_\psi(\text{$B$ révèle $\beta_l$ puis $A$ révèle $\alpha_k$}) = {\Vert P_k Q_l\psi\Vert}^2. \] On obtient la même probabilité lorsque \(P_k\) et \(Q_l\) commutent. Ceci est le cas lorsque \(A\) et \(B\) commutent. En effet, le théorème de décomposition spectrale implique que pour toute fonction polynomiale \(g\), on a \[ g(A) = g(\alpha_1)P_1 + \cdots + g(\alpha_r)P_r, \] et par conséquent \(P_k\) est une fonction polynomiale de \(A\). De même, \(Q_l\) est une fonction polynomiale de \(B\), et donc \(P_k\) et \(Q_l\) commutent si \(A\) et \(B\) commutent.

    Équation de Schrödinger et manipulation d’un qubit

    Un système quantique, tant qu’on n’effectue pas de mesure, évolue avec le temps selon l’équation de Schrödinger \[ \frac{{\mathrm{d}}\psi(t)}{{\mathrm{d}}t} = -{\mathrm{i}}{\mathcal{H}}\psi(t) \]\({\mathcal{H}}\) est un opérateur auto-adjoint appelé l’opérataur hamiltonien. La solution de cette équation est \[ \psi(t) = U_t\psi(0) \quad \text{où} \; U_t = {\mathrm{e}}^{-{\mathrm{i}}t{\mathcal{H}}} := I + \frac{(-{\mathrm{i}}t{\mathcal{H}})}{1!} + \frac{{(-{\mathrm{i}}t{\mathcal{H}})}^2}{2!} + \cdots, \] et la matrice (ou l’opérateur) \(U_t\) est unitaire, c’est-à-dire qu’elle satisfait \(U_tU_t^\dagger=U_t^\dagger U_t=I\), autrement dit \(U_t^{-1}=U_t^\dagger\). L’application linéaire associée à matrice unitaire préserve la norme.
    On dit que \(U_t\) est l’opérateur d’évolution du système.

    Application : réalisation de la porte logique NON

    Considérons un système quantique de dimension \(2\) gouverné par le hamiltonien \[ {\mathcal{H}}= \begin{pmatrix} 1 & -1 \\ -1 & 1 \end{pmatrix} \] Dans ce cas, l’opérateur d’évolution à l’instant \(t\) est \[ U_t = {\mathrm{e}}^{-{\mathrm{i}}t} \begin{pmatrix} \cos t & {\mathrm{i}}\sin t \\ {\mathrm{i}}\sin t & \cos t \end{pmatrix}. \] À l’instant \(t=\frac{\pi}{2}\), \[ U_t = N:= \begin{pmatrix} 0 & 1 \\ 1 & 0 \end{pmatrix}. \] Ainsi, si l’état du système à l’instant \(t=0\) est le qubit \[ \psi(0) = \begin{pmatrix} v_0 \\ v_1 \end{pmatrix} = v_0{{\left|{0}\right\rangle}}+ v_1{{\left|{1}\right\rangle}}, \] alors son état à l’instant \(t=\frac{\pi}{2}\) est le qubit \[ \psi\bigl(\frac{\pi}{2}\bigr) = N\psi(0) = \begin{pmatrix} v_1 \\ v_0 \end{pmatrix}. \] En particulier, l’action de \(N\) sur les deux états de base \({{\left|{0}\right\rangle}}\) et \({{\left|{1}\right\rangle}}\) est : \[ \begin{matrix} {{\left|{0}\right\rangle}}& \rightarrow & {{\left|{1}\right\rangle}}\\ {{\left|{1}\right\rangle}}& \rightarrow & {{\left|{0}\right\rangle}}\end{matrix}. \] Pour cette raison, on dit que \(N\) est l’opérateur NON, par analogie avec l’opérateur logique NON de l’algèbre de Boole qui échange \(0\) et \(1\).

    Références

    • Isham CJ: Lectures on Quantum Theory. Allied Publishers, 2001.

    • Meyer P-A: Quantum Probability for Probabilists (second edition), 1995.

    • Meyer P-A: Éléments de probabilités quantiques (exposés I à V) - Séminaire de probabilités (Strasbourg), tome 20 (1986), 186-312.

    • Nielsen MA, Chang IL: Quantum Computation and Quantum Information. Cambridge University Press, 2000.

    • Williams D: Weighing the Odds: A Course in Probability and Statistics. Cambridge University Press, 2001.